Pourquoi s'invente-t-on une vie ?
Une lecture de Ni Dieu, ni halušky, de Jean-François Füeg (Territoires de la mémoire, 2019)
Pourquoi s’invente-t-on une vie ? La primauté du sujet, montée en puissance depuis Descartes et les Lumières, connaît aujourd’hui une sorte d’apogée. Parallèlement, on assiste, depuis un siècle, à la faillite des grands systèmes référentiels - famille, religion, classe sociale, patrie – et de leurs récits identitaires. Les sujets que nous sommes sont désormais libres de ne plus se référencer à leurs origines. Une liberté qui invite à la créativité permanente - la fabrique de soi [1] - avec son corollaire dépressif, la fatigue de soi [2].
C’est ainsi que chacun d’entre nous, à maintes occasions, se narre. Récits d‘initiations adolescentes, de la rencontre amoureuse fondatrice, du voyage, de l’accident, de la maladie, mais aussi récits du quotidien, de l’anecdote, de l’événement : entre les déterminismes hérités, le vécu, les points de vue et les libertés mémorielles et existentielles, tout se trame, (selon le mot employé par Jean-Pierre Sakoun) et se retrame, de récit en récit, finissant par tisser la toile d’un vêtement sur mesure : l’identité. Sur mesure, mais aux ajustements renégociables au fil du temps. Certains, comme Annie - la mère du narrateur - se frottent douloureusement à un réel inassumable, à la croisée d’une histoire héritée, d’attentes sociales normatives et de leur liberté d’inventer. C’est sans doute ainsi que naît la mythomanie. Accidentellement. On se souvient de la tragique histoire du faux Docteur Romand, malheureux étudiant en médecine, qui une fois le doigt mis dans l’engrenage du premier mensonge, dépensa les vingt années suivantes à construire et à protéger le précieux édifice de sa mystification. Jusqu’au drame de l’assassinat de ses proches, de l’incendie de sa maison et de son propre suicide manqué. On se souvient de Micha Defonseca, née Monique De Wael, orpheline de parents résistants devenus traitres à leur réseau, petite fille qui au cœur d’un chagrin absolu entendit une première parole de réconfort, acquiesça à cette première méprise, et s’en para jusqu’à se faire passer durant soixante ans pour juive, rescapée de la Shoah, enfant qui traversa l’Europe à pied à la recherche de ses parents protégée par les loups. Emmanuel Carrère écrivit l’histoire du « Docteur » Romand [3] et Lionel Duroy celle de Micha Defonseca [4] : il fallut la médiation de ces deux champions de l’autofiction, de leur empathie et de leur puissance narrative pour rendre compréhensible et humaine à nos yeux de lecteurs et de lectrices cette faille mythomaniaque qui sinon, nous semblerait toujours aussi monstrueuse. C’est que ces deux-là, Carrère et Duroy, n’étaient pas que d’excellents enquêteurs journalistiques ; ils étaient aussi les enfants de parents fabulateurs et savaient de quoi ils parlaient. Jean-François Fuëg tient au bout de sa plume tous les fils de l’histoire d’Annie, la mystificatrice. Il en est l’auteur, le narrateur, l’enquêteur et le dénonciateur, au nom de l’enfant qu’il fut, inscrit dans cette histoire. Il a sans doute longtemps tourné autour du secret familial – celui de sa mère construit avec la complaisance sinon la complicité du père - le flairant pendant des années sans pouvoir le saisir. Mais les éléphants ont des oreilles : se détachant du désir de ses parents (contrairement à sa sœur qui s’y enfonce tragiquement), Jean-François cesse un jour de vouloir être médecin et devient historien – c’est-à-dire qu’il se dote de tous les outils qui lui permettront de de fouiller, de chercher, de questionner, de vérifier. Il lui faudra pourtant travailler par cercles concentriques, car le propre du secret est qu’on ignore jusqu’à son existence, et chercher chez un grand-père [5], puis chez l’autre [6], et attendre le décès de sa mère et l’effondrement de sa sœur, pour enfin y voir clair sans sa propre histoire.
Que font de ces héritages en creux, biaisés, les enfants des mythomanes ? Et les enfants de leurs enfants ? Il arrive qu’ils en deviennent malades ou qu’ils en meurent, se construisant autour d’ombres qui finissent par se transformer en trous noirs : la clinique de la psychogénéalogie n’est pas optimiste à ce sujet [7]. Mais leur liberté est aussi celle de donner du sens à ce qui autrement prendrait le visage d’un déterminisme fatal. Il faut beaucoup de courage pour cela. Il faut traverser les secrets, les tabous, les injonctions, les conflits de loyauté. C’est ce que Jean-François Fuëg a fait, comme avant lui Emmanuel Carrère [8], comme Lionel Duroy [9] et d’autres. Ni Dieu, ni halušky est le cadeau qu’il fait à ses enfants, celui d’une histoire dans laquelle ils choisiront à leur tour de s’inscrire, ou pas, en toute liberté.
[1] Kaufmann Jean-Claude, L’invention de soi, une théorie de l’identité (2004)
[2] Kaufmann Jean-Claude, Identités, la bombe à retardement (2014)
[3] Carrère Emmanuel, L’adversaire (2000)
[4] Duroy Lionel, Survivre avec les loups, la véritable histoire de Micha Defonseca (2011)
[5] Fuëg Jean-François, Jozef Bielik n’est pas un héros (2013)
[6] Fuëg Jean-François, Robert Fuëg n’est pas un salaud (2018)
[7] Langlois Denise, Langlois Lise, Psychogénéalogie, mode d’emploi, Comment transformer son héritage psychologique (2009)
[8] Carrère Emmanuel, Un roman russe (2007)
[9] Duroy Lionel, L’Absente (2016)