Dans cet interstice vaporeux et doux où les âmes s’échappent des corps
Je me suis réveillée avec la pensée fugace de Dina, sans savoir que le lendemain, j’apprendrais son décès par les réseaux sociaux. Je n’étais pas étonnée. Non de son décès, au seuil de sa nonantième année, même si je l’avais un peu perdue de vue. Il y a quelques années, elle venait encore me rendre visite en train, avec sa jolie canne colorée, des chapeaux en laine feutrée, ses vêtements joyeux, son regard malicieux et myope, son sourire doux. Je n’étais pas étonnée de sa visite nocturne dans les plis de mes songes, où elle s’était faufilée, discrète et obstinée, comme je l’avais connue – peut-être, ou sans doute, oui, sans aucun doute, à l’instant de son dernier souffle, ou juste après, dans cet interstice vaporeux et doux où les âmes s’échappent des corps.
Je n’étais pas près d’elle, pourtant. Je ne connaissais même pas le nouvel appartement où elle avait déménagé à passés quatre-vingt-cinq ans dans une écrasante inquiétude, pour finalement se réjouir de ce qui serait un mieux : plus de lumière, un ascenseur ou peut-être un loyer moins lourd que prévu. Je ne sais plus. Je me souvenais de l’ancien, avenue Molière, un appartement de vieille dame et d’artiste, avec ses aquarelles, des pots remplis de pinceaux, ses esquisses, sa planche de travail, ses plantes vertes. C’était quand ? Il y a une quinzaine d’années ? Son amant, un homme marié avec lequel elle entretenait une discrète histoire d’amour depuis des décennies, venait de mettre fin à leur relation. Dina tenait à garder le meilleur des choses, avec une sorte de fatalisme heureux. Elle écrivait, elle illustrait, elle peignait. Elle remportait des concours de textes - c’est à la suite de l’un d’eux que nous nous étions connues au fin fond de l’Italie, pérégrinant dans les Basilicate sur les traces de Frédéric Deux et de Pasolini. Puis il y eut le Covid et je fus moins fidèle à notre amitié. Il me reste un vase en céramique garni de branches joliment spiralées qu’elle m’avait offert un jour. Le vase, tout rond, était de sa fabrication. Ces branches extraordinaires, cueillies dans son petit jardin.
J’avais rêvé d’elle à l’heure de sa mort et cela ne m’étonnait pas. Pourtant, croyez-moi, il n’y a pas plus cartésienne et matérialiste que moi. Mais voilà, je rêve. À quinze ans, j’ai rêvé que Pierre, le vieillard aphasique et sans famille que nous allions visiter chaque dimanche avec mes parents, charité chrétienne oblige, avec un paquet de tabac et une tablette de chocolat, j’ai rêvé que Pierre se redressait dans son lit et me parlait. Presque cinquante ans plus tard, ce souvenir me bouleverse encore. Quand je suis descendue petit-déjeuner, ma mère m’a dit que Pierre était mort pendant la nuit. La maison de retraite venait de l’appeler. Dans la candeur et l’absolutisme magique de mon adolescence, j’ai pensé que j’avais une connexion spéciale avec Pierre, que nos regards, chaque dimanche matin, avaient échangé leur pesant d’affection, et qu’au moment de sa mort, Pierre avait pensé à moi. Il m’avait dit au revoir.
J'étais bien trop bouleversée pour mettre cette expérience sur le compte du hasard. Plus tard, j'ai pensé que cette étrange lucidité avait quelque chose à voir avec la virginité des filles, un peu comme dans les romans d'Isabel Allende. Mais un matin d’août, plus de vingt ans après - alors que je n'étais plus pucelle et que je n'avais jamais été chilienne - ma mère a appelé vers sept heures du matin. Elle avait trouvé mon père mort à ses côtés, dans leur lit. Mon père aussi était très vieux, plus vieux que Pierre et presqu’aussi vieux que Dina, mais rien n’indiquait qu’il allait mourir ce jour-là, le suivant ou dans plusieurs années. Pourtant, je n’ai pas été surprise. J’étais réveillée depuis des heures, inexplicablement. J’attendais en silence et les yeux ouverts dans le noir que le jour se lève. Je savais déjà.
Je n’ai guère de nouvelles de toi. Si je te propose de nous voir, tu es ailleurs, en bord de Meuse, à Marrakech, en réunion, pris. Tu ne relances jamais. J’ai compris. Je n’insisterai plus. Il y aura une place pour moi au premier rang le jour de ton enterrement, m’as-tu promis. Je n’en veux pas. De toute façon, personne ne me préviendra sinon, avec l’habituel temps de retard, la rumeur.
Mais je saurai. Je m’éveillerai avec la pensée de toi, ta visite fugace dans le pli de mes songes, une tristesse pesante, et je saurai.
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