Où sont les femmes ?
- Dominique Costermans
- 18 avr.
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : il y a 4 jours

En 2025, des institutions remarquables, comme L’UCLouvain ou la Pensée et les Hommes, continuent d’organiser des panels, des tables-rondes ou des colloques qui ressemblent à des boys band. Et tombent des nues quand on le leur fait remarquer. J’ai passé une soirée[1] passionnante mardi, au Cinescope de Louvain-la-Neuve, mais j’en suis sortie assez fâchée. À l’affiche, la projection de « L’acier a coulé dans nos veines », dernier opus co-réalisé par Thierry Michel, le cinéaste engagé que l’on connaît, et Christine Pireaux. Le film, à travers des images d’archives et des entretiens face caméra d’une quinzaine d’anciens métallos, retraçait la lente, violente et douloureuse agonie de la sidérurgie wallonne. S’ensuivait un débat extrêmement prometteur, organisé par l’IACCHOS[2]. On pardonnera (peut-être) à Thierry Michel de n’avoir recueilli que la parole des hommes – aucune femme n’avait travaillé à l’époque dans l’industrie sidérurgique, en tout cas comme ouvrière. On s’étonnera de ce qu’a posteriori il se justifie d’avoir craint de « déséquilibrer son propos » par des considérations qu’il pensait inintéressantes : « Qu’auraient-elles dit ? Qu’elles ne voyaient pas souvent leur mari ? Que par ailleurs, il avait un beau salaire, à cause des pauses ? » Il prit pour exemple sa voisine, femme de métallo et gardienne d’enfants, « un travail accessoire » selon lui. On regrettera que pour le panel, Christine Pireaux soit restée dans le public alors qu’il restait un siège vide sur scène. Comme un mari qui parle pour deux, le cinéaste s’est exprimé pour deux. Et a invibilisé sa partenaire. Sans doute avec le consentement de celle-ci.
Pourtant, là n’est pas la source de ma fâcherie. Mais cinq hommes sur cinq experts invités, vraiment, IACCHOS ? Experts de qualité, notez-le bien – et je me réjouissais d’ailleurs d’entendre John Pitseys ou Pierre Verjans, dont je suis régulièrement les engagements et les recherches inspirantes, et qui n’ont pas démérité. Mais aucune femme. Si ce n’est l'animatrice, l'admirable professeure de droit et vice-rectrice Geneviève Schamps qui, dans son rôle exclusif de distributrice de la parole et de gestionnaire du temps, ne pouvait servir d’alibi à la mixité. À l’énoncé de ses qualités, une étudiante derrière moi a d’ailleurs murmuré (assez fort pour que je puisse l’entendre) : « Et elle fait le café, aussi ? » Autre sujet. Le 13 mars dernier, La Pensée et les Hommes organisait une table-ronde sur la Chevalerie. Et devinez quoi ? Une table-ronde exclusivement masculine. Seize experts, seize hommes. Au Cercle Gaulois, allez-vous me dire ! Mais la responsabilité du Cercle Gaulois ne pouvait être mise en cause dans cette organisation, les femmes y étant admises depuis quelques mois. Elles pouvaient d’ailleurs assister à ce mini-colloque, moyennant évidemment leur écot. Mais pas pour intervenir. Pas en tant qu’expertes. La Pensée et les Hommes, que les Hommes ?
Pour ce qui est du sujet, la chevalerie, je me garderai bien de me prononcer sur le choix de certains intervenants à cette table-ronde et sur leurs qualités académiques. Par contre, force est de constater que le choix de la non-mixité a contribué une fois de plus à l'invisibilisation des femmes, et des femmes compétentes - comme si nous n'avions pas de remarquables médiévistes en Belgique. Au même titre qu'il y a des chirurgiennes de la prostate, point n'est besoin d'être un homme pour traiter le sujet : il existe aussi des historiennes de la chevalerie (et j'en connais). Et figurez-vous qu’il y eut même des chevaleresses, de vraies guerrières, et pas seulement des épouses de.

Mais revenons à notre table-ronde (si j’ose dire). Fin février, j’ai contacté La Pensée et les Hommes, m’étonnant de ce que ce choix entrait, à mon avis, en contradiction avec la vocation d’ une association qui "contribue à la diffusion et au rayonnement des principes de laïcité, de tolérance, de fraternité humaine, de progrès social et scientifique, de libre examen auxquels ses fondateurs sont unanimement attachés". On me fit savoir qu’il n’y avait aucun problème (sic). Que le thème de l'égalité homme-femme leur était cher et ne souffrait d'aucune ambiguïté (re-sic). Qu’en trois ans, aucune expression d’un quelconque masculinisme n’avait été constatée (sic transit, en français, circulez, il n'y a rien à voir). Vérification faire, l'organisation si peu chevaleresque de ce colloque semble en effet une exception même si, il faut le constater, les oratrices ne sont pas légion à l'agenda de cette association laïque. Deux fois sur cinq dans le cas du panel le plus "inclusif"; jusqu'à deux sièges féminins sur treize expert·es dans le pire des cas. Quant au Centre d’Action Laïque, qui subsidie La Pensée et les Hommes, il n’a daigné ni répondre ni même accuser réception de mon interpellation.
Mardi soir, après la projection du film de Christine Pireaux, et après le débat, je suis allée féliciter l’organisateur pour la qualité de cette soirée. Tout en regrettant amèrement le caractère masculin de son panel. « Aucune femme n’était disponible, me rétorqua-t-il. » J’ai insisté : vraiment, aucune historienne du travail, aucune sociologue du travail, aucune politologue, dans l’abondant et remarquable corps professoral de l’UCLouvain - ou au-delà, puisqu'il y avait un Liégeois, un Bruxellois et même un Flamand - aucune chercheuse, aucune doctorante ? Comme j’insistais, il s’est fâché, arguant qu’il savait de quoi il parlait puisqu’il était l’organisateur : non, personne n’était libre ce soir-là. Pour rappel, l’UCLouvain s’est engagée dans un « Gender equity, diversity and inclusion plan » [3]. Sur la page dédiée à leurs réalisations dans ce domaine, on peut lire que 30% des académiques seniors sont des femmes. Trente pourcents, ce n’est pas assez, mais ça laisse de la marge pour trouver l’une ou l’autre experte de l’histoire ou de la sociologique des luttes ouvrières disponible le temps d’un débat, non ? J’en ai vu plusieurs dans le public. Elles ne devaient donc pas toutes garder les enfants. Pour un institut de sociologie à la pointe de l’observation des discriminations, ça fait mauvais genre, IACCHOS, excuse-moi. D’autant que traiter d’un sujet qui met en lumière ces inégalités, et la difficulté des dominés - les ouvriers - à se faire entendre, qui parle de leur désespoir et leur recours ultime à la violence, tout en invisibilisant une autre catégorie victime de discrimination - les femmes -, ça me laisse perplexe. Comme porteur de torche guidant les foules sur le chemin de l'initiation, IACCHOS, il va falloir faire mieux.
Pourtant, je le concède volontiers, personne n’est à l’abri d’un biais. Celui-ci en est un fameux. Chargée il y a deux ans de concevoir un petit jeu des familles sur des Wallon.nes célèbres, je me suis rendue compte qu’il me fallait faire un gros effort pour trouver des femmes dans chaque catégorie : histoire, art, sciences... Il n’y a qu’en sport que Justine Henin ou Nafissatou Thiam s’imposaient à mon esprit. Faites le test, vous verrez. Pourtant, croyez-moi, il y en a, des peintresses wallonnes, des Wallonnes célèbres, de grandes scientifiques, des femmes qui ont marqué l’Histoire, chez nous et au-delà de nos frontières. Mais il faut faire un effort. Sortir un peu de nos biais. Dépasser les narrations habituelles. D’où l’importance d’entraîner un peu notre cerveau à aller vers plus d’inclusivité. Des outils existent. En France, « Les Expertes » proposent un annuaire qui vise à améliorer la visibilité des femmes dans l’espace public et dans les médias. En Belgique, on peut trouver ce genre de carnet d’adresses sur le site d’ « Inclusive panels ». Justement, connaissez-vous "Inclusive panels[4]" ? C’est aussi un bon outil. Les signataires de leur charte s'engagent : "à prêter systématiquement attention à la mixité dans tous les panels que nous organisons, et nous nous efforcerons d’éviter d’organiser des panels exclusivement masculins." Le monde académique est de plus en plus attentif à cette question, tout comme les médias télé et radios[5]. Et tu sais quoi, IACCHOS ? On me dit que l'UCLouvain a signé cette charte. Quant à nos orateurs d’hier, pourtant sensibles aux discriminations sociales, ils ne semblaient pas du tout concernés. Ou alors, ils avaient la tête dans le biais. S’ils lisent ceci, ils ne pourront plus dire qu’ils ne savaient pas.

Tout ceci peut sembler relever du détail. Voire de l'exception, je le concède. Pourtant, l'actualité la plus immédiate nous amène chaque jour son lot de nouvelles funestes pour les femmes et les minorités, dont la moindre n'est pas celle de leur invisibilisation dans la recherche scientifique aux USA[6]. Alors, on pousse des cris d'orfraie dans le monde académique mais on continue ses petits entre-soi comme si de rien n'était ? Non. Je cite souvent l'exemple de C dans l'Air, ce talk show politique de France 5 qui bat des records d'audience et d'écoute en podcast. En 2011, l’émission avait été épinglée par la commission sur l’image des femmes dans les médias mise en place par le gouvernement français, avec un bilan désastreux de dix-neuf hommes sur vingt invités pendant la semaine-test. « Les femmes sont moins bonnes » avait tenté de se justifier pathétiquement Jérome Bellay, le producteur de l’émission. Depuis, C dans l'Air est cité en exemple non seulement pour la qualité de ses plateaux, mais pour leur parité qui rend visible quantité d'expertes de haut vol, tous les jours, sur nombre de sujet d'actualité. Et ça, ça fait du bien, croyez-moi, aux jeunes filles qui rêvent d'un avenir professionnel ouvert, et à la démocratie qui a bien besoin d'un peu de diversité dans les points de vue.
Allez, il n'y a pas de petits combats et au moins, celui-ci est à notre portée.

D. C. Avril 2025
[2] Iacchos est le fils de Dionysos, porteur de torche chargé de guider les initiés aux mystères d’Eleusis. Ici, il semble fonctionner comme le (faux) acronyme de l’Institut d’Analyse du Changement dans l’Histoire et les Sociétés Contemporaines.
[3] https://www.uclouvain.be/fr/system/files/uclouvain_assetmanager/groups/cms-editors-edi/documents/GEDIP%20version%20finale%20postCAC%20Signé.pdf
[5] Sur le ce sujet, on relira – si l’on veut – ce que j’écris au sujet de la parité des sources et des expertises dans les médias et de l’intérêt de la diversité des regards vs le male gaze dominant. C’est ici : https://www.dominiquecostermans.be/single-post/kamala-harris-est-le-49e-vice-président-des-états-unis-d-amérique
[6] https://www.20minutes.fr/monde/etats-unis/4139156-20250217-etats-unis-femme-race-trauma-mots-bannis-projets-scientifiques

Tu as raison. J’ai moi-même interpellé Philippe Lienard quand j’ai vu le panel du colloque sur la chevalerie. Je suis à LAG de la Pensée et les H et bientôt au Bureau. Je veillerai la dessus, tu peux compter sur moi . 😘